Dracula - Chapitre IV

 

 

 

Nous sommes dans ma voiture, une petite Peugeot 108. J'ai payé la moitié grâce à mes divers jobs étudiants, l'autre, Dra a gentiment accepté de m'avancer. Il voulait me l'offrir, mais j'ai refusé. Je lui doit déjà tellement, je n'ai pas envie d'abuser de sa gentillesse. Nous n'avons pas encore démarré, je l'observe rapidement. Je suis rassurée, il n'a pas l'air stressé par notre sortie alors je souris et mets le contact. Je roule doucement dans l'allée pour rejoindre le portail du château.

 

C'est la première fois que je conduis une voiture avec Dra en passager et je crois que ça sera la dernière ! Il a été in-sup-por-table ! "Attention, au feu, il est rouge", "Attention, le piéton va traverser", "Amé, le dos d'âne !", "Ralenti !" ou encore "Attention, tu colles trop le véhicule de devant". J'ai eu envie de l'étrangler, je ne sais combien de fois. Pour le retour, il conduira puisqu'il est si malin ! J l'imagine bien rouler à deux à l'heure comme un petit vieux. Je vais bien rigoler !

 

Nous sommes dans la file d'attente du Drive, patientant pour passer notre commande. Il y a beaucoup de monde, six voitures sont avant nous. Cela nous laisse du temps pour discuter tranquillement. J'attends qu'il me demande des explications sur Diméo, ce qui ne tarde pas.

 

— Alors ? s'enquit-il.

 

 On a rompu mardi soir, quand il est passé au château, déclaré-je.

 

 Mais pourquoi ? Tu l'aimais, non ? me sonde Dra.

 

Il a l'air inquiet, mais aussi soulagé par cette rupture. Il n'a jamais aimé Diméo, il doit être content de ne plus avoir à le supporter chez lui. Mais surtout, je pense qu'il savait que nous étions deux êtres complètements opposés et que je ne pouvais être heureuse dans cette relation. En grandissant nous avons évolués et nos divergences n'ont cessées de s'accroître avec le temps. Je suis une élève studieuse qui aime les études tandis que Dimeo ne pense qu'à faire la fête avec ses copains. J'aime la tranquillité et la simplicité alors qu'il ne supporte pas être seul et ne cesse d'astiquer sa BMW série "je ne sais pas combien". L'autre jour, j'ai eu le malheur de faire tomber un M&M's sur le siège, entre mes cuisses, j'avais l'impression d'avoir renversé du Ketchup tellement il m'a hurlé dessus. "Putain, mais tu as vraiment deux mains gauches !" "Si jamais j'ai une trace rouge sur le siège, tu viendras nettoyer et il vaudrait mieux pour toi que ça parte" "Pfff les filles, ça fait jamais attention à rien" Oui, je m'en suis pris plein la tête pour un maudit M&M'S que j'ai tout de suite ramassé avant de le fourré rageusement dans ma bouche. J'ai préféré prendre sur moi et ne rien dire sous peine de la tuer dans sa précieuse voiture. Et là, il y aurait eu du sang partout ! Et puis, c'est un radin ! Je n'ai pas intérêt à lui prendre une fritte dans sa barquette ou une potateos sous peine d'essuyer une vague de critiques.

 

 Mon amour s'est transformé en amitié, c'était plus un pote qu'un petit ami à la fin, expliqué-je. Et puis Dra, tu sais aussi bien que moi, qu'il n'était pas l'homme de ma vie. Nous étions beaucoup trop différents, dis-je en grimaçant.

 

Il ne répond rien, je pense qu'il est occupé à analyser le peu d'information que je lui ai donné. Il doit penser à la soirée de mardi soir, cherchant le moindre indice qui aurait pu indiquer une rupture. Il est peut-être blessé que je ne lui en ai pas parlé plus tôt, ou alors énervé après lui-même de ne rien avoir remarqué. Le connaissant, je penche plutôt pour la seconde option. J'ai toujours été proche de Dra, mais je n'ai jamais aimé raconter mes histoires de cœur. Parler des garçons avec lui me met mal à l'aise, je préfère me confier à Anne.

 

 Si tu as besoin de quoi que ce soit, je suis là, Amé. Je serais toujours présent pour toi, confie-t-il. 

 

Sur ces mots, il pose délicatement sa main gauche sur ma cuisse. Son geste se veut rassurant, c'est sa façon de me montrer son soutien et sa présence. Jusqu'à il y a quelques mois, je n'aurai pas été perturbée par ce geste d'attention, au contraire, il m'aurait paru tout ce qu'il y a de plus normal. Seulement, aujourd'hui, je ne suis plus la même. Son geste me trouble et me déstabilise. Je ressens un léger picotement sous la paume de sa main qui est en contact avec mon jean. Seul le tissu nous sépare et je me demande ce que j'éprouverais peau contre peau, sans quoi que ce soit entre nous. Les battements de mon cœur et ma respiration s’accélèrent légèrement. Je prends sur moi pour ne rien laisser paraître devant lui. S'il savait que j’éprouve une attirance pour lui, il me rirait au nez. Après tout, je ne suis qu'une gamine pour lui, celle à qui il a changé les couches pleines de caca. Charmant... Enfin, la légende - Anne- raconte qu'il n'y a eu qu'une seule unique fois avant de refourguer la corvée après voir fait maintes simagrées.

 

 Merci, souris-je. Et toi, toujours personne dans ta vie ? 

 

Ma respiration s’accélère proportionnellement aux battements de mon cœur, j'appréhende sa réponse. Je ne veux pas qu'une autre femme le touche ou qu'il pose ses mains sur une autre que moi. Dra n'a jamais ramené de femme au château ou alors il les a bien cachées. Je ne connais pas son type de fille. Préfère-t-il les brunes ? Les blondes ? Ou encore les rousses ? Petite ou grande ? Secrètement, je voudrais et espère correspondre à ses critères. Je pose mon regard sur sa main, toujours posée sur ma cuisse. J'aimerais qu'il ne l'enlève jamais, ou alors, pour la poser autre part sur mon corps. J'aime son contact. Même si j'aimerais plus, je me contente de ce que j'ai.

 

 Amé. Il faut que tu avances, m'avertit-il.

 

Je regarde devant moi, effectivement la file a bien avancée et j'entends la voiture derrière nous klaxonner. Minute papillon ! Les gens ne sont vraiment pas patients et encore moins au volant... Je soupire et me dépêche d'embrayer pour passer la première vitesse. Stressée par les bruits de klaxon, je cale. Et merde ! Je commence à paniquer et les battements de mon cœur s'accélèrent à cause de l'autre excité derrière nous, qui martèle son klaxon. Moi qui déteste me faire remarquer, c'est réussi, des curieux sur le parking regardent par ici. Légèrement tremblante, je tourne la clef pour redémarrer la voiture. Je sens Dra resserrer son emprise sur ma cuisse.

 

 Doucemen, Amé, respire. Ne t'occupes pas de ces idiots, d'accord ? Prends ton temps, tout va bien, me rassure Dra.

 

J'inspire profondément et embraye pour passer la première. Cette fois, Dieu merci, je ne cale pas. J'avance doucement. L'autre fou furieux derrière lâche enfin son klaxon. J'expire, soulagée. Les curieux ne font plus attention à nous et ont repris leur chemin. Je jette un coup d’œil à Dra, qui me sourit chaleureusement. Depuis qu'il m'a recueillie devant sa porte, il a toujours été présent pour moi. Me rassurant, m'aidant, me protégeant. Pour moi, il est l'homme parfait, un prince charmant qui ne vieillit apparemment pas. Physiquement, nous avons l'air d'avoir à peu près le même âge et c'est perturbant. Je me demande si les gens qui nous voient ensemble, nous imaginent en couple ? A cette pensée, un sourire niais apparaît sur mon visage. Dra a dû le remarquer, puisqu'il me dévisage. 

 

 Qu'est ce qu'il y a ? demande-t-il. 

 

 C'est un secret ! chantonné-je.

 

 Depuis quand, mon Amé a des secrets ? s'offusque-t-il faussement.

 

Je ne réponds pas et me contente de sourire. J'aimerais lui répondre que j'ai toujours moins de secrets que lui, qui semble en cacher plusieurs. Chacun son petit jardin, Dra. Après avoir attendu de longues minutes pour passer notre commande, payer et enfin récupérer notre précieux repas -enfin pour moi-, je me gare sur le parking. Dra me regarde, surpris. Pour toute réponse, je lui indique le volant des yeux et d'un petit mouvement de tête. Nous échangeons rapidement nos places. Une fois les réglages faits, Dra met le contact et cale. Je me pince les lèvres pour ne pas éclater de rire, sa fierté d'homme en prendrait un coup ! Il retente sa chance, sans grand succès. 

 

 Bon sang, c'est quoi cette voiture de pacotille Amé ! grogne-t-il. Elle a un problème ! Tu n'as pas payé cette épave, ce n'est pas possible !

 

Non, Dra, elle n'a aucun souci. Tu ne sais juste pas conduire une voiture à essence. Monsieur qui est habitué à son véhicule diesel de l'époque de Louis XVI est tout perdu. Il a osé me faire la morale tout le trajet de l'aller, alors qu'il n'arrive pas à faire avancer ma Peugeot d'un millimètre. Quelle blague ! Je retiens un petit rire qui ne passe pas inaperçu aux yeux de mon conducteur. Je croise son regard qui me lance des éclairs. Oups !

 

 Amé, si tu ris, je te laisse au bord de la route, m'avertit-il. 

 

 Et comment tu vas rentrer, monsieur le pilote ? Accroché à une remorqueuse ? plaisanté-je.

 

Sur ces mots, je pars dans un fou rire sous le regard énervé de Dra. Il tourne la clé et embraye avant de caler une troisième fois. Ça ne fait qu'accentuer mon hilarité. J'en ai mal au ventre, mais je n'arrive pas à m'arrêter tellement il est trop drôle. Je me tiens les côtes, je vais avoir des abdos en béton à ce train-là, ou alors, faire pipi sur mon siège de voiture. Dra soupire avant de me redonner la place du conducteur en ronchonnant.

 

 

 

Après avoir manger, je débarrasse la table pour faire de la place. Comme tous les soirs, Anne sort une grille de mots croisés. Je m'installe sur la chaise d'à côté pour l'aider, c'est notre petit rituel quotidien. J'aime beaucoup passer du temps avec elle, et j'en profite car je sais qu'un jour, elle me quittera. C'est inévitable. Si Dracula lui ne prend pas une ride, ce n'est pas le cas d'Anne où l'ont peut lire le poids des années sur son visage.

 

Alors qu'elle est concentrée sur sa grille, je prends quelques instants pour mémoriser son visage. Je la regarde, comme pour graver cette image dans ma mémoire, et ne jamais oublier ses traits si doux. Ses yeux marrons sont concentrés sur la feuille devant elle, elle mord son crayon de papier comme pour l'aider à mieux réfléchir. Une paire de lunettes est posée sur son petit nez légèrement retroussé. Depuis quelques années, elle est obligée d'en porter pour sa presbytie. Il ne fait vraiment pas bon vieillir ! Les traits de son visage sont creusés par les rides, ces petites marques de vieillesse qu'elle déteste tant. Afin de cacher ses cheveux gris, elle les teint régulièrement dans les tons châtains avec des mèches blondes. Pour son âge, Anne reste une femme coquette qui aime prendre soin d'elle.

 

A cause d'une maladie, elle n'a jamais pu avoir d'enfant, ce qui l'a toujours peinée même si elle ne le montre pas. Je pense que si Dra a pris la décision de me recueillir, c'est aussi pour Anne, c'était son rêve jusqu’alors brisé. Il lui a donné l’opportunité d'élever une petite chipie. Elle m'a toujours considérée comme sa propre fille et m'a donné tout son amour. J'ai pleuré de nombreuse fois dans ses bras, elle me répétait "ça va aller, ma chérie" tout en me caressant le dos. Elle m'a aimée pour deux, une mère et un père. Je sais que je peux la perdre à tout moment et ça me déchire le cœur. J'aimerais qu'elle reste auprès de moi pour toujours, mais c'est malheureusement impossible. Les larmes me montent aux yeux, ma vision devient trouble. Je ne dois pas penser à ce genre de choses, ce n'est pas bien. Je me fais du mal pour rien. Anne est toujours là et je compte bien profiter au maximum du temps qui lui reste. Elle doit sentir mon attention sur elle puisqu'elle tourne la tête vers moi. Quand elle aperçoit mes yeux larmoyants, elle me lance un regard surpris. 

 

— Ça ne va pas, ma chérie ? s'inquiète-t-elle en essuyant la larme sur ma joue.

 

 Ce n'est rien, une petite poussière dans l’œil, mens-je en esquissant un faible sourire.

 

Elle me sourit à son tour et pose sa main sur la mienne. Elle me la serre, une façon de me dire que ça va aller et qu'elle est là pour moi. Après quelques échanges de regard, nous nous concentrons sur notre grille de mots croisés. 

 

Il est passé vingt-et-une heure lorsque je regagne ma chambre. J'ai hâte d'être en week end demain soir, les grasses matinées vont me faire le plus grand bien ! Ça, ça n'a pas changé depuis le collège, je suis toujours une grosse marmotte. Je me laisse tomber sur la couette, épuisée. J'attrape la télécommande de la télévision sur la table de nuit et allume l'écran en face de mon lit. Je tombe sur un film que je ne connais pas. J'appuie sur la touche "info' et consulte la fiche. "August Rush : Bien qu'il ait grandi dans un orphelinat, August Rush est persuadé que ses parents n'ont jamais voulu l'abandonner. Un jour, il découvre un talent pour la musique et August y voit là le moyen de retrouver ses parents : il est sûr que s'ils entendent ses compositions, ils sauront le reconnaître à travers sa musique."

 

Je ris jaune. Je ne veux pas voir ce film, il en est hors de question ! J'éteins la télévision et lance la télécommande au bout du lit. Quelle histoire de bisounours, comme si c'était possible ! Je ne peux m'empêcher de faire le rapprochement entre August et moi, de pauvres orphelins. Sauf que lui, se voile la face. Il ne veut pas comprendre que ses parents l'ont abandonné, tout comme les miens. Je déteste mes géniteurs. Je me suis souvent demandée pourquoi ils m'ont laissée devant le château de Dra, pourquoi ne m'ont-ils pas gardée auprès d'eux ? Ils ne m'aimaient donc pas ?  Durant mon enfance, j'ai beaucoup souffert de cet abandon, me posant mille et une questions. Elles sont toujours restées sans réponses évidemment. Je ne compte plus le nombre de fois où j'ai pleuré, encore aujourd'hui, il m'arrive encore de craquer. Depuis toute petite, je me sens incomplète, comme s'il manquait une part de moi. Peut-être que si j'avais des réponses à mes questions, cela comblerait le vide que je ressens dans mon cœur. J'ai souvent envié mes camarades qui amenaient leurs parents lors des spectacles à l'école, bien sûr Dra et Anne venaient y assister, mais ce n'était pas pareil. Et oui, mon loup solitaire faisait l'effort de sortir pour moi. A cette pensée, je souris. Me remémorant ces bons souvenirs où il venait m'encourager et m'applaudir. Je me souviens d'une conversation avec Dra après un spectacle alors que je n'avais que neuf ans.

 

**** 

 

Nous nous dirigeons vers le château. Je suis assise à l'arrière de la voiture, mes yeux suivent les gouttes de pluie courir sur la vitre. C'est drôle, on dirait qu'elles font la course.  Le spectacle de l'école est fini, d'après Dra et Anne, j'ai bien chanté, mais je ne suis pas heureuse pour autant. La phrase de cet imbécile de Tom, un camarade de classe, défile en boucle dans ma tête. "Où sont tes parents, Amé ? Oh, mais c'est vrai, tu n'en as pas ! Ils t'ont abandonnée parce qu'ils ne t'aimaient pas ! Améthyste l'autiste !" s'était-il moqué. Cela fait quelques semaines qu'il m'a prise en grippe et m'embête tous les jours. Les larmes me montent aux yeux, j'ai envie de pleurer, mais je les retiens. Je ne veux pas le faire devant Dra et Anne. Protecteur comme il est, Dracula irait choper Tom et je ne donne pas cher de sa peau.

 

Je croise le regard de mon bienfaiteur dans le rétroviseur, je me détourne, mais trop tard. Je sais qu'il a vu mes yeux larmoyants.

 

 Qu'est-ce qu'il y a, Amé ? s'inquiète-t-il. 

 

 Rien, m’empressè-je de répondre.

 

 Dis-nous tout, ma chérie, m'encourage Anne.

 

Je reste silencieuse quelques secondes, submergée par l'émotion. Je suis profondément touchée qu'ils s’inquiètent pour moi, mais je ne veux pas me montrer faible devant eux. Je dois rester la souriante Amé. Je lève les yeux et cligne plusieurs fois des paupières pour essayer de contenir mes larmes. Ne tombez pas, ne tombez pas !

 

— Amé... chuchote Dracula.

 

L'entendre prononcer mon prénom avec tant d'émotion dans la voix à raison de moi. Les défenses que j'avais érigés contre mes sentiments s'effritent et se désagrègent. Mes larmes dévalent comme l'eau d'une cascade, le long de mes joues. Ça y est, je craque. La tristesse que je ressens depuis plusieurs jours sort enfin. Je pleure, alternant entre cris et sanglots. J'ai mal au cœur, il saigne, blessé par les mots cruels et méchants de mon camarade de classe. Le poids que je supportais sur mes épaules s'allège petit à petit. Une main posée contre ma poitrine, je serre le haut de ma robe. J'ai mal, si mal. Je sais que cela fait beaucoup de mal à Dra et Anne de me voir dans cet état. Cette dernière passe son bras entre les deux sièges avant, pour me caresser doucement le genou. J'essaie tant bien que mal de raconter ce qu'il s'est passé.

 

 C'est.. Tom. I..Il a dit.. que mes parents... m'avaient ... abandonnée.. parce qu'ils.. ne m'aimaient pas... Et il m'appelle ... Améthyste.. l'autiste, bégayé-je entre plusieurs sanglots.

 

Le regard de Dra s'assombrit. Je n'ai jamais vu autant de rage et de colère dans ses yeux. Il serre très fort le volant, je peux voir d'ici ses jointures tendues. Il respire un bon coup avant de le relâcher lentement en poussant un long soupir. Il inspire et expire plusieurs fois de suite, afin de retrouver son calme. Dans l'état qu'il est, il serait capable de faire demi-tour et d'aller prendre Tom entre quatre yeux. Dra en colère, ça fait peur, mon camarade se serait sûrement fait dessus avant d'aller pleurer dans les jupons de sa mère. 

 

Après être rentré au château Dra a disparu, il n'est réapparu qu'au repas du soir. Où était-il allé ? Surement voir Tom, puisque le lendemain et tous les autres jours après ce soir-là, il ne m'a plus jamais adressé la parole, ni même regardé. 

 

***

 

Les yeux légèrement humides, je me redresse et quitte le lit pour me diriger vers mon bureau en chêne. J'observe quelques secondes le premier tiroir avant de l'ouvrir. Mes yeux se posent sur l'objet que je garde précieusement depuis des années maintenant. J'ai tenté de la jeter plusieurs fois, mais je n'y suis jamais arrivée. Je suis toujours allée la rechercher dans la poubelle. Au fond, j'y tiens, elle est le seul souvenir que j'ai d'eux, ces lâches. Je l'attrape délicatement et la serre contre moi en fermant les yeux. Elle est toujours là : la petite couverture rose qui m'enveloppait lorsque Dra m'a recueillie. Le seul indice que m’ait laissé mes parents sur leur identité, ce bout de tissu avec les initiales S.B brodées à la main. Je la pose délicatement sur mon bureau et me change pour aller au lit. Une fois prête, je la reprends et me couche sous les draps. Je la serre contre moi, comme un doudou et sombre dans les bras de Morphée.

 

 

 

Je suis réveillée par la sonnerie stridente de mon réveil. Mes yeux ont beaucoup de mal à s'ouvrir ce matin, je me frotte délicatement les paupières. Il me faut dix bonnes minutes pour émerger complètement. Je ne suis pas quelqu'un de matinale, bien au contraire, plus je dors, mieux je me porte. J'ai beau me coucher tôt, je suis toujours fatiguée pour me lever le lendemain matin à sept heures. J'entends la voix de Dra s'élever depuis le couloir et des bruits de pas se rapprocher. Je soupire, il faut que je me dépêche ou il va venir me mettre en bas du lit. Je me redresse et repousse les couvertures. La porte s'ouvre brusquement en laissant apparaître Dracula en jeans noir et chemise blanche cintrée. Je lui lance un regard noir, il pourrait toquer, c'est la moindre des choses. Il est le premier à râler quand on entre sans s'annoncer. Mon sauveur affiche un air agacé avant d'écarquiller les yeux.

 

Son visage vire au rouge, et il détourne les yeux, gêné. Il me demande de me dépêcher tout en évitant de me regarder, puis sort de ma chambre telle une furie. C'était quoi ça ? Quelle mouche l'a piqué de si bon matin ? J'ai une verrue sur le nez ou quoi ? Je me lève et me dirige vers mon grand miroir afin de comprendre ce qui a pu provoquer une telle réaction chez lui. Quand je vois mon reflet, j'écarquille les yeux en laissant échapper un petit cri de stupeur. Oh mon dieu ! Ce n'est pas possible ! Le haut de ma chemise de nuit en soie noire est mal mis, un sein s'est maladroitement fait la malle hors du tissu. Je le replace rapidement et m'accroupis, les mains plaquées devant mon visage. Je suis morte de honte, je n'ose même pas descendre et croiser le regard de Dra. J'ai envie de rentrer dans un trou de souris. La journée commence bien... Vivement ce soir, le week end me fera le plus grand bien. 

 

Je cours dans les couloirs de l'école, mon sac en bandoulière balance de gauche à droite.  Comme souvent le matin, je suis en retard. Je n'ai pas revu Dra depuis l'incident. Quand je suis descendue à la cuisine, il n'était pas là, pour mon plus grand soulagement. Je toque à la porte et entre en m’excusant. Le professeur ne relève pas et je pars m’asseoir à ma place. Je ne sais pas si c'est parce qu'il s'agit d'une école privée et que nous payons pour aller en cours, mais ils ne nous disent jamais rien en cas de retard. Je prends quelques minutes pour reprendre mon souffle, mon cœur bat à tout rompre dans ma poitrine. Je n'ai jamais été une grande sportive et mon cardio s'emballe vite. Haletante, je sors mes affaires de mon sac pour les poser sur ma table. Je prends quelques notes, mais très vite mon stylo reste suspendu au-dessus de ma feuille. Je n'écoute pas ce que raconte le professeur, le regard dans le vide, je repense à la scène de ce matin. Dra rouge comme une pivoine, gêné à la vue de mon sein rebelle. Je ne l'ai jamais vu ainsi, troublé et déstabilisé face à cette partie de mon corps. En même temps, la dernière fois qu'il a vu ma poitrine, j'étais plate comme une limande et j'avais une dizaine d'années. Je ne sais pas s'il s'était rendu compte de mon évolution jusqu'à ce jour. Je passe ma matinée à penser à Dra et à rejouer la scène dans ma tête. 

 

Il est midi quand je rejoins ma meilleure amie au réfectoire. Jessica et moi, nous nous connaissons depuis la maternelle, ça a été le coup de foudre amical entre nous. Une amitié forte et hors du commun est née. Quand elle a appris que j'habitais dans le "fameux" château de la ville, elle a été surprise. Apparemment, de nombreuses rumeurs circulaient à son propos. On racontait qu'il était inhabité et hanté. Ou alors, qu'un monstre vivait a l’intérieur, enlevant des jeunes filles pour les manger. N'importe quoi ! Les gens ne savaient vraiment plus quoi inventer. Après notre rencontre, Jess n'avait plus qu'une envie, que je l'invite pour lui faire visiter. La première fois qu'elle est venue,  elle n'a pas arrêté de me répéter à quel point j'avais de la chance de vivre ici, dans un château de princesse. Anne était présente, elle nous avait même préparé un bon chocolat chaud avec des cookies pour le goûter. Jess n'a pas fait la connaissance de Dra tout de suite, il s'est montré devant elle seulement trois-quatre ans après notre rencontre. Depuis nous avons passés de nombreuses après-midi et soirée au sein du château. Elle a toujours était la bienvenue.

 

Son père est le directeur d'une grande entreprise de la région et sa mère voyage à travers le monde pour son travail. Leur famille ne manque pas d'argent, c'est pourquoi, quand elle a voulu me suivre dans cette école privée, son père a payé ses frais de scolarité sans poser de question. Nous ne sommes pas dans la même classe, elle est dans la section de droit, elle voudrait devenir avocate. Jess est très cartésienne et ne croit que ce qu'elle voit. Elle a les cheveux noirs coupés en carré juste au-dessus des épaules. Ses yeux marron me suivent du regard tandis que je rejoins sa table avec mon plateau. Je la salue en m'installant face à elle. On échange quelques banalités avant que je décide de lui raconter l'épisode de ce matin. 

 

 Quel timide, se moque-t-elle gentiment. Je devrais peut-être m'occuper de lui et le décoincer, sourit-elle.

 

 Jess ! m'offensé-je.

 

 Quoi ? Ton père est canon Amé, et je suis sûre qu'il assure au lit, dit-elle avec un air rêveur. 

 

 Ce n'est pas mon père, rétorqué-je sèchement. 

 

Je déteste quand Jess parle de Dra comme mon paternel, il ne l'est pas et il ne le sera jamais ! Nous n'avons aucun lien de sang, il est juste l'homme qui m'a recueillie et regardée grandir. L'éducation a plutôt été faite par Anne, du moins en majeur partie. Jess a toujours eu un faible pour lui, pour mon plus grand désarroi. 

 

 Dis-moi, détective Amé, as-tu trouvé de nouvelles choses suspectes à propos de Papa Dracula ? questionne-t-elle.

 

Je la foudroie du regard, elle me répond d'un sourire. Elle fait exprès d’appeler Dra de la sorte, elle sait que ça m'énerve. Jess adore me taquiner, c'est son passe-temps favori ! Elle est au courant de mon enquête, je lui en ai parlé il y a quelque temps. Elle m'a rit au nez, me disant que je regardais trop de films. Pour elle, mon histoire est à dormir debout. 

 

 Non, pas encore, soupiré-je. Mais tu dois avouer que c'est bizarre qu'il reste toujours aussi jeune. Tu as bien vu qu'il n'a pris aucune ride en vingt ans ! Tu trouves qu'il a l'allure d'un homme de quarante ans passés toi ? demandé-je. 

 

 Amé, il y a une forcément une explication. Il doit faire de la chirurgie esthétique régulièrement, c'est tout. De là, à penser qu'il s'agit d'une créature venue de je ne sais où... Certains hommes vieillissent mieux que d'autres, c'est tout, déclare mon amie.

 

— Jess, pour une opération comme ça, tu restes plusieurs jours à l'hôpital. Dra ne s'est jamais absenté deux jours, constaté-je. 

 

Jess se contente de hausser les épaules. Elle ne croit pas vraiment à mon enquête, elle pense qu'il s'agit d'une lubie. Mademoiselle est tellement cartésienne que c'est impossible pour elle de concevoir ce genre de choses. Pour elle, je suis naïve et rêveuse, et comme elle me répète souvent, c'est ce qui fait mon charme. Elle aura beau me dire cent fois que je me fais des idées, je sais que quelque chose cloche chez Dra. Et je trouverais quoi.

 

 Admettons que tu ais raison, si jamais ton papa chéri était une créature sanguinaire, comme un vampire assoiffé de sang. Qu'est-ce que tu ferais ? demande-t-elle en affichant un air sérieux.

 

 Ce n'est pas mon père, Jess, grogné-je. Et pour répondre à ta question, ça ne changera rien, Dra est toujours le même, qu'importe qui il est et ce qu'il est. Il est l'homme qui a pris soin de moi et m'a sauvée.

 

 Amé, sors donc de ton monde de Bisounours. Comment crois-tu que ça va se passer ? Si jamais comme tu le penses, il ne vieillit pas, tu sais que cela signifie, pas vrai ? 

 

Je l'écoute et attends qu'elle enchaîne, ne sachant pas où elle veut en venir. Elle me fixe et soupire comprenant, que je n'ai visiblement pas saisi sa remarque. 

 

— Amé, tu ne t'aies donc jamais posé la question ? Tu vas vieillir toi, alors que lui restera ce charmant jeune homme. Tu seras ridée, les cheveux grisonnants, ratatinée. Votre amour, s'il y a un jour, sera impossible et voué à l’échec.

 

 

Je reste figée sur ma chaise, je me repasse ses mots en boucle dans ma tête. "Que feras-tu s'il était un vampire assoiffé de sang ? " "Il ne vieillit pas" "Tu vas vieillir toi" "Votre amour est voué à l'échec". Ses mots me font mal et me renvoie ma stupidité en pleine tête. J'ai été naïve, obnubilée par son secret, je n'ai pas pensé une seule seconde à ce que tout ça impliquait réellement. J'ai dit à Jess, que cela ne changerait rien, mais c'est faux. Au fond de moi, je n'ai aucune idée de comment je vais réagir une fois que je saurais la vérité. Jusqu'à aujourd'hui, je n'avais pas réalisé que j'allais continuer à vieillir alors que lui allait rester jeune et beau pendant je ne sais combien d'années. Jess se rend compte que je suis complètement déboussolée et me lance un regard désolé. Elle pose sa main sur la mienne en guise de réconfort.

 

 Je dis ça pour t'ouvrir les yeux, ma chérie... Mais n'y pensons plus, tu sais bien que tout ceci est faux. Te prends pas la tête, d'accord ? Parlons plutôt de quelque chose de concret et réel, hein ?! Tu as des nouvelles de Diméo ? demande-t-elle pour changer de sujet.

 

 Non, silence radio, soupiré-je. Je ne pensais pas qu'on deviendrait de parfaits étrangers après notre rupture. Je nous voyais rester amis, mais je n'ai pas eu un seul message. Il est parti comme un voleur mardi soir. 

 

 En même temps, c'est rare de rester ami avec son ex, conclut-elle.

 

Je soupire. Elle a raison, il faut que j'arrête de croire que tout est beau et rose dans la vie. Je dois sortir de mon monde de bisounours. Je pose ma fourchette sur le plateau, je n'ai plus faim. Tout ceci m'a coupé l'appétit. Jess me fixe, perplexe, et m'interroge du regard. Je me contente de hausser les épaules et de reposer ma joue dans la paume de ma main, comme pour soutenir ma tête qui me semble peser une tonne. Mes pensées sont dirigées vers Dra et les mots échangés avec Jess. Comment vais-je réagir une fois que je découvrirai son secret ? Aurais-je peur ? Est-ce que je verrai Dra sous un autre jour ? Le craindre ? Ça me paraît tellement inconcevable. Comment pourrais-je le percevoir comme un danger ?  Ma tête est en ébullition, je pense à mille et une chose à la fois.

 

Après avoir manger, nous marchons tranquillement dans le couloir. La peinture a été fraîchement refaite la semaine dernière ainsi que la décoration. Des tableaux ont été accrochés aux murs, des anciennes photos, pour la plupart en noir et blanc. Nous avons un peu de temps avant la reprise des cours, Jess les contemple pendant que je suis perdue dans mes pensées. Les mots du déjeuner me hantent toujours. Je fais travailler ma matière grise en imaginant divers scénarios.

 

— Amé ! m’interpelle-t-elle.

 

— Quoi ? réponds-je un peu à l'ouest.

 

 Viens ici !! Vite, me presse Jess.

 

 Quoi ? soupiré-je.

 

Je me fiche de ce qu'elle a pu voir sur ses photos, j'ai d'autres chats à fouetter que de regarder des images en noir et blanc. Et puis, les personnes qui sont dessus sont soient mortes, soit un pied dans la tombe.

 

 C'est ton ancêtre ! Enfin, celui de Dracula. Bordel, ils se ressemblent comme deux gouttes d'eau, s'étonne mon amie.

 

Jess n'a pas besoin d'en dire plus, elle a piqué ma curiosité. Soudainement très intéressée par les images accrochées aux murs, je me rapproche du tableau en question. On dirait une inauguration, on y voit trois messieurs habillés en costume de l'époque. Je regarde plus attentivement leurs visages et je suis frappée par l'un d'eux. Comment est-ce possible ? Un des trois hommes est le portrait craché de Dra. Les cheveux courts, il porte un chapeau haut de forme et un costume trois pièces : pantalon, gilet et veste. Je ne saurais pas dire leurs couleurs, la photo étant en noir et blanc. Je distingue une montre à gousset accrochée à son gilet. Il est classe et élégant. Je suis subjuguée, il dégage un charme et un charisme hors du commun. Je pourrais rester plantée là pendant des heures à l'admirer, je suis comme hypnotisée. J'ai l’impression de voir Dracula, c'est incroyable ! Après de longues secondes, mon regard se pose sur la légende, la photographie date de 1875. 

 

 "Les trois fondateurs, Alucard DE ROSNAY, Louis DE NOAILLES et Gabriel DECAZES. Reconstruction", lis-je à voix haute.

 

DE ROSNAY, comme Dracula DE ROSNAY. Cet homme est bel et bien son ancêtre. Grâce à la légende, j'arrive à situer le contexte de la photo. Notre ville a été victime d'un terrible tremblement de terre au début de cette année-là. La moitié des habitations ont été détruites, un nombre impressionnant de maisons se sont effondrées, laissant des centaines de familles sans toit. Trois hommes ont fait d'importants dons, afin d'aider à la reconstruction, visiblement, il s'agit des trois messieurs présents sur la photographie. Toutefois, quelque chose me turlupine, comment un descendant peut-il autant ressembler à son ancêtre ? On croirait des jumeaux. Je regarde maintenant les deux autres hommes présents aux côtés de Monsieur DE ROSNAY, je ressens une drôle d'impression. Mais quoi ? J'observe attentivement la photographie pendant de longues secondes, quand je comprends enfin ce qui me chiffonne. Un de ses deux hommes, me semble familier. Mais où l'ai-je vu ?

 

 

 

 

 

 

 

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Commentaires: 5
  • #1

    Bubulle (vendredi, 01 juin 2018 14:24)

    J’ai lu tes histoires (toutes?) je suis subjuguée!! :3

    Merci du fond du cœur!
    Sans te mettre la pression, j’attends la suite avec impatience ;)

    Bisous!

  • #2

    Ayumi (dimanche, 10 juin 2018 19:07)

    J'ai adorer ce chapitre ma belle, comme d'hab ^^
    Je sais pas si Jess est un petit clin d'oeil à moi mais je suis contente XD
    J'ai hâte d'en savoir plus ! Je te bisoute ma belle ♥
    Par contre j'ai vu pas mal de faute d'inattention et autre puce.

  • #3

    Bubulle (vendredi, 13 juillet 2018 17:05)

    Eh! Je crois avoir compris où elle a déjà vu l’autre gars :3 si c’est ça, ça promet de déchirer :D

    Bisous bisous

  • #4

    Hanna (vendredi, 13 juillet 2018 17:09)

    Bubulle >> Merci !! ça me touche beaucoup !! :D
    Oh à qui penses tu ? :p

    Ayumi >> Merci :D
    Si c'est un petit clin d'oeil pour toi hihih
    Bisous :p

  • #5

    Bubulle (vendredi, 13 juillet 2018 21:06)

    je pense qu'elle a déjà vu Gabriel au supermarché quand elle est rentrée dans quelqu'un :3