Dracula Chapitre VIII

 

 

 

Anne me borde au lit, comme lorsque j'avais dix ans. Je me laisse faire, cela fait du bien de se faire chouchouter comme ça. Elle prend ma chaise de bureau pour l'installer à côté de mon matelas et s'y installe pour me caresser doucement les cheveux. Ça m’apaise, j'en oublierais presque les récents événements : la lettre, le baiser et le meurtre. Le mot de Lise... Avec tout ça, je l'avais complètement oubliée. Est-ce qu'Anne la connait ? Depuis le temps qu'elle sert Dra, elle doit savoir qui est cette femme. Serait-ce bizarre si je lui posais quelques questions ? Je rassemble tout mon courage et inspire un grand coup. 

 

— Tu connais une certaine Lise ? demandé-je.

 

Mon cœur bat à cent à l'heure dans ma poitrine, j'ai peur de la réponse. Est-ce la femme de Dra ? A-t-il été marié avant de me recueillir ? Anne réfléchit pendant quelques secondes qui me semblent interminables, puis elle prend la parole.

 

— Non, ce nom ne me dit rien. Pourquoi ? 

 

— Comme ça, réponds-je un peu trop précipitamment. 

 

Elle me sourit chaleureusement. Je sais qu'elle se doute de quelque chose, que je n'ai pas posé cette question en toute innocence. Mais elle ne dit rien, elle n'insiste pas et n'essaye pas de me tirer les vers du nez. Je lui en suis reconnaissante. Soudain, quelque chose me vient à l'esprit. Je n'ai jamais su comment Anne et Dra se sont rencontrés, comment s'est-elle retrouvé à son service. Elle est la seule personne à avoir partagé la vie de Dra à ma connaissance. Ont-ils été amants ?! Si la réponse est oui, ça serait tellement douloureux. Je me sentirais trahie.

 

— Comment as-tu rencontré Dra ? demandé-je. Tu ne me l'a jamais raconté.

 

— J'avais vingt-deux ans quand j'ai fait sa connaissance. Il m'a sauvé la vie, sourit-elle d'un air penseur.

 

— Il t'a sauvé la vie ? répété-je bêtement. 

 

— Oui. Tu veux que je te raconte ? me propose-t-elle.

 

Je ne réponds rien, je me contente d'acquiescer d'un mouvement de la tête. Evidemment que je veux ! La question ne se pose même pas.

 

— Hum, par où commencer, réfléchit-elle quelques instants. Tout d'abord, il faut savoir que je viens d'une famille aisée et que je m'appelle en réalité Annabelle.

 

Je suis surprise, j'ignorais qu'Anne n'était pas son vrai prénom. Je la dévisage un instant. Pourquoi ? Pourquoi a-t-elle changé de nom ? Que s'est-il passé ? Une sourire se dessine sur ses lèvres, mais son regard reflète une grande tristesse. J'ai peur de savoir la suite, je sens que son passé n'est pas aussi joyeux que je le pensais. Pour une fois j'aurais peut-être mieux fait de me taire...

 

— A l'époque, j'étais fiancée depuis mes dix-huit ans, poursuit-elle. Nous étions issus de familles catholiques et pratiquantes. Alors avec Marc, mon futur époux, nous devions attendre le mariage pour avoir des rapports charnels. On acceptait et respectait ce choix en adéquation avec nos convictions. Tout se passait bien, j'étais vraiment heureuse. J'avais une belle vie et je devais me marier le mois prochain. J'allais épouser l'homme que j'aimais et nous allions avoir beaucoup d'enfants. J'allais réaliser mon rêve de fonder une grande famille, sourit-elle.

 

Jusqu'ici, sa vie était plutôt agréable, elle avait l'air heureuse à cette époque. Mais je sais que le ton va changer, et que la suite ne va pas être un conte de fée. Il n'y aura pas de "ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants".

 

— Mais... Mais Dieu en a décidé autrement, sourit-elle tristement. Un soir, je suis sortie avec des amies. Ce n'était pas la première fois, mais ce fût la dernière. Il faisait noir, la nuit était tombée depuis un moment déjà et mon fiancé devait venir me chercher. J'ai attendu pendant plus d'un quart d'heure, mais il n'est jamais venu. Je n'avais pas d'autre choix que de rentrer chez moi à pied. Je ne pouvais pas l'attendre éternellement et coucher dehors. Alors que je marchais en direction de notre maison,  trois hommes ont surgi de nulle part. Tout s'est passé si vite. Un d'eux m'a plaqué sa main sur la bouche pour m'empêcher de crier et d'alerter d'éventuels futurs passants. A cette heure tardive, ils avaient peu de chance de se faire surprendre. Il m'a ensuite attrapé le bras pour m'entraîner dans une ruelle déserte, un peu plus loin à l'abri des regards. J'ai essayé de me débattre, de me dégager de leur emprise, sans succès. Ce jour-là, j'ai appris une chose : une femme ne fait pas le poids face à la force de trois hommes, elle est incapable de se défendre. Une fois suffisamment éloignés, il a enlevé sa main. J'avais beau hurler, crier et appeler à l'aide, personne n'est venu à mon secours. Personne ne m’entendait. J'étais seule avec ces monstres...

 

J'écarquille les yeux, horrifiée par son récit. J'ai mal au cœur pour elle. Je m'en veux, car par ma question indiscrète, je lui rappelle de mauvais souvenirs, ceux de son viol. Les larmes me montent aux yeux avant de dévaler sur mes joues. Elle ne pleure pas, c'est la femme la plus forte que j'ai jamais connu, alors je le fais pour elle. J'ai toujours su qu'Anne ou Annabelle était une personne extraordinaire.  Elle me raconte son récit d'un air détaché, comme si ce n'était pas son histoire. Sans doute a-t-elle pris du recul avec les années passés, mais j'imagine qu'au fond, ça doit-être toujours douloureux, peu importe le temps qui s'est écoulé. Et je ne pense pas me tromper, son regard reflète sa tristesse et sa douleur, qu'elle tente de cacher et de dissimuler.

 

— Ils ont soulevé le bas de ma robe et arraché ma culotte. Ils m'ont violée, les trois, chacun leur tour, poursuit-elle. Je n'étais qu'un objet pour eux. Quand le deuxième a remplacé le premier, j'ai arrêté de me débattre et de crier. A quoi bon ? Mes efforts étaient vains. Personne ne venait m'aider, personne ne m'entendait. Je devais subir en silence et attendre qu'ils en aient fini avec moi. Il m'ont pris ma virginité, que je gardais précieusement depuis des années pour mon fiancé. Il n'ont pas seulement pris ma vertus, ils m'ont salie. Quand ils ont eu ce qu'ils voulaient, ils m'ont laissé allongée sur le sol, seule. Je suis restée un moment inerte, les cheveux en bataille et la robe déchirée. Je n'arrivais pas à croire ce qu'il venait de m'arriver. Pourquoi moi ? Qu'avais-je fais de mal pour que Dieu me fasse subir une telle épreuve ? Ce soir-là, il m'ont tué, Amé. Il ont tué la jeune femme innocente que j'étais, mon avenir auquel j'aspirais tant. Je me suis relevée et je me suis dirigée vers le pont le plus proche. Je voulais en finir avec la vie. Quand mon père apprendrait ce qu'il s'était passé, il me renierait. Et mon fiancé annulerait notre mariage car il n'aurait jamais épousé une femme violée par trois hommes. Je n'étais plus vierge et peut-être même enceinte d'un de ces montres. Qu'y a-t-il de plus horrible que de mettre au monde le bébé de ton violeur ? Pour te rappeler chaque jour, chaque minute et chaque seconde de ta vie ton viol ? C'est tellement cruel. Pour la mère et pour l'enfant.

 

Ses mots me font réfléchir, je n'avais jamais pensé à ça jusqu'à aujourd'hui. Un viol est déjà une épreuve traumatisante, mais il est vrai que l'on peut tomber enceinte, suite à ce rapport non consenti. Car je doute que le violeur mette un préservatif avant de commettre son crime odieux. Après tout, qu'est-ce qu'il en à faire, ce rebut de société que sa victime enfante suite à son acte. Aujourd'hui, les femmes ont la chance de pouvoir subir une IVG, contrairement à il y a cinquante ans. La loi Veil relative à l'Interruption Volontaire de Grossesse n'est entrée en vigueur qu'en 1975. Anne n'aurait pas pu avorter, elle aurait été obligée de donner naissance et d'élever l'enfant d'un de ses monstres.

 

— Je voulais en finir avec la vie, poursuit-elle. Je me suis hissée sur le béton froid du pont et je me suis tombée dans l'eau froide de la rivière. Je me suis laissé engloutir, je n'ai pas essayé de nager pour remonter à la surface. J'attendais que la mort me prenne, tandis que je m'enfonçais dans les profondeurs. On ne me retrouverait jamais, mon corps allait resté dans L'Indre* pour l'éternité. Alors que je sentais l'eau remplir mes poumons, j'ai senti quelqu'un m'agripper le bras et me remonter à la surface. C'était Dracula. Une fois sur la rive, il m'a fait un massage cardiaque pour m'aider à recracher l'eau que j'avais avalé. D'ailleurs, j'ai bien cru qu'il allait me casser les côtes, avec sa force de brute. Quelle drôle de coïncidence, j'avais décidé de me noyer dans la rivière qui longeait son château. Il a compris qu'il s'était passé quelque chose de grave. On ne se suicide pas sans raison et encore moins à cette époque. J'avais désespérément besoin de me confier à quelqu'un, alors je lui ai tout raconté. Il m'a écouté attentivement pendant que je débitais mon récit, en pleurs. Il m'a proposé de venir vivre dans son château et j'ai accepté d'entrer à son service. Au final, je n'ai jamais regretté d'avoir choisi la vie plutôt que la mort, car j'ai rencontré deux formidables personnes. Lui et toi, ma chérie. Tu te souviens quand tu étais petite, tu m'as demandé pourquoi je n'avais jamais eu d'enfant ? Je t'ai répondu que je ne pouvais pas à cause d'une maladie, mais c'était pas tout à fait exacte. J'ai appris plus tard que mes trompes étaient abîmées et que j'étais devenue infertile. Le viol et les atrocités que ces hommes m'ont fait subir ont détruit mes organes reproducteurs. Un de ces montres m'a refiler une Maladie Sexuellement Transmissible qui a causé une infection des trompes et qui les a rendu stériles.  Ils m'ont pris ma virginité, mais aussi mon rêve d'avoir des enfants. Et puis tu es arrivée, tu étais si jolie emmitouflée dans ta couverture rose. Tu m'as apporté tellement de bonheur ces dernières années, un bonheur auquel je ne croyais plus. J'ai eu la chance d'être une maman, un rêve que je pensais avoir renoncé. Je t'aime, Amé, sourit-elle. Oh, ne pleure pas, ma chérie.  

 

— Et pourquoi Anne ? 

 

— Tout simplement parce qu'ils m'avaient tué, Annabelle n'était plus "belle". Elle était souillée et sale. Alors, je suis devenue Anne, bien que sur mes papiers je porte toujours mon prénom d'origine. C'était aussi une façon d'enterrer mon passé derrière moi.

 

Je me redresse pour me blottir dans ses bras. Je pleure à chaudes larmes. Cette journée aura été trop riche en émotions pour moi. J'aime Anne plus que tout et je suis contente qu'elle se soit confiée à moi ce soir. Je ne connaissais pas cette partie de son passé, ça m'a touchée qu'elle m'en parle et je me sens encore plus proche d'elle. Après quelques minutes, je me calme, mais reste contre sa poitrine. Elle me caresse les cheveux, en silence. Je me racle le gorge et rassemble mon courage pour poser la deuxième question qui me brûle les lèvres.

 

— Entre toi et Dra, il y a déjà eu quelque chose ? demandé-je.

 

— Non, bien sûr que non. Où vas-tu chercher des idées pareilles, rit-elle. Je le connais depuis des années certes, mais il n'y a jamais rien eu de ce genre entre nous. Bien qu'il m'ait sauvé la vie, étrangement, je l'ai toujours materné. Il était mon petit poussin tombé du nid. J'ai tout de suite compris qu'il souffrait d'une grande solitude, et qu'il portait beaucoup de souffrances sur ses épaules. J'ai voulu l'aider à ma façon. Ne t’inquiète pas, je ne te piquerais pas ton Dra, me taquine-t-elle. 

 

— Ce n'est pas mon Dra, me défends-je.

 

— Non, bien sûr, sourit-elle. Quand je ne serais plus de ce monde, je voudrais que vous veilliez l'un sur l'autre.

 

— Ne dis pas des choses comme ça !

 

— Ça arrivera bien un jour, Amé, et plus vite qu'on ne le croit.

 

Je me dégage gentiment de ses bras et lui lance un regard noir. Je n'aime pas qu'on évoque la mort d'Anne et encore moins quand cette dernière en parle comme si de rien n'était. Elle esquisse un petit sourire, mais quelque chose me trouble dans son regard. Je ne saurais dire quoi. 

 

— Tu ne vas pas bientôt mourir  ? Tu n'es pas malade ? demandé-je, soudainement inquiète. 

 

— Mais non, ma chérie, tout va bien, me rassure-t-elle. Maintenant, il faut dormir, tu dois te reposer. 

 

Je m'installe confortablement sous mes draps chauds. Anne me dépose un baiser sur le front et me souhaite bonne nuit avant de sortir de ma chambre. Épuisée par cette journée, je sombre rapidement dans les bras de Morphée.

 

 

( *Indre : nom de la rivière qui traverse le département de L'Indre, elle passe notamment à côté du château d'Ussé.)

 

 

 

Lorsque j'émerge de mon sommeil, le réveil affiche midi. Quelle grasse matinée ! J'ai dormi comme une marmotte, épuisée par la soirée d'hier et les révélations d'Anne. Je me sens requinquée, mais très vite, les événements de la vieille me reviennent en tête. Je revois le corps sans vie de cette jeune fille. Elle gisait dans son propre sang, après avoir été abandonnée par son meurtrier comme une moins que rien. Pourquoi ? Qu'avait-elle fait pour finir ainsi ? Un regard de travers ou un refus qu'un fou n'a pas supporté ? Quel triste sort... Je rassemble le peu de motivation que j'ai ce matin et me lève. Je jette un coup d’œil à ma robe de soirée qui traine par terre, à même le sol. Je la ramasse pour la plier correctement et la pose sur le banc de lit. Je la déposerai au pressing dans la semaine, mais je doute qu'ils arrivent à faire partir tout le sang. J'aurais bien voulu la garder en souvenir, c'est dans cette robe que j'ai échangé mon premier baiser avec Dracula. Je rougis en repensant à ces quelques instants magiques. Instants qu'il a brisés en ouvrant sa grande bouche pour cracher son venin. Homme stupide !

 

Je troque ma chemise de nuit par une jupe mauve et un pull noir. J'enfile une paire de collants de même couleur et quitte ma chambre. A cause du réchauffement climatique, les hivers sont moins froids qu'auparavant. La superficie du château ne permet pas de le chauffer comme il le faudrait pour avoir suffisamment chaud partout, alors on se les gèle un peu dans certaines pièces. Seuls les chambres, le bureau de Dra, le salon/salle à manger et la cuisine ont des radiateurs. De toute façon, la moitié de l'habitation est inoccupée. Je n'ai jamais compris pourquoi il s'entête à vivre dans un endroit si grand, alors que nous ne sommes que trois. Peut-être a-t-il une valeur sentimentale ? 

 

Je pénètre dans la cuisine, déserte. Pas l'ombre de Dra ou d'Anne à l'horizon. Je me dirige vers le placard pour y attraper mon paquet de céréales. Je prépare tranquillement mon petit-déjeuner, avant de m'installer à table. Quelque chose attire mon regard : le journal, et plus exactement la une de celui-ci. On y voit la scène de crime, couverte de sang. La seule chose manquante est le cadavre de la victime. Ils ont dû publier une photo sans le corps, sans doute par respect pour les proches de la défunte. Le titre écrit en gros et en gras : BAL DE NOEL SANGLANT A L'ECOLE ACACIA. Je lirais peut-être l'article plus tard, pour le moment, je n'ai pas la tête à ses horreurs . Je pose le journal sur la table et le pousse plus loin. 

 

Je repense à la conversation d'hier soir avec Anne, quand quelque chose me vient à l'esprit. Dra l'a sauvée quand elle avait la vingtaine, donc il y a plus de cinquante ans. Il n'a pas pu réaliser cet exploit alors qu'il avait dix ans, remonter le corps d'une femme de l'eau, aurait été impossible pour lui physiquement. Il devait être au moins majeur. Ce qui veut dire qu'il aurait environ l'âge d'Anne soit environ soixante-dix ans ?! Il y a un os là, comment Dra pourrait avoir autant d'années avec son physique de jeunot ? Aurait-elle confondu avec son père ? Se serait-elle trompée dans les chiffres ? J'ai toujours pensé que Dra avait maximum la petite quarantaine...Cette histoire est à dormir debout, elle me filerait presque un mal de crâne. C'est à ce moment que je reçois un texto de Jess, pour me demander si elle peut venir au château. Je souris, un peu de visite me fera pas mal, au contraire, je serais plus que ravie de passer l'après-midi avec elle.

 

Il est un peu plus de quatorze heures quand mon amie arrive. Je nous sers un verre de jus d'orange chacune et dépose un bol de Maltesers sur la table basse du salon. Nous sommes confortablement installées sur le canapé, notre boisson à la main. Jess me raconte sa soirée avec son cavalier pendant le bal et ce qui s'est passé après. 

 

— On ne sort pas encore ensemble, mais on apprend à se connaître. Ça a l'air d'être un gentil garçon, sourit-elle.

 

— Tu dis ça à chaque fois et après, c'est : "C'est un connard, c'était juste un beau parleur".

 

— Je te jure, cette fois, c'est le bon. Je le sens !

 

— Comme les dix autres d'avant qui étaient eux aussi les bons ? taquiné-je.

 

— Ça n'a rien à voir, contre-t-elle. 

 

Elle fait une courte pause, son regard change, il devient plus sérieux. Ses yeux me sondent quelques secondes.

 

— Et toi ? Comment vas-tu ? s'inquiète-t-elle. C'est toi qui as découvert le cadavre.

 

— Ça va. Je suis en vie, contrairement à cette pauvre fille.

 

— Sale affaire, soupire-t-elle. Tu as vraiment eu de la chance, Amé, ça aurait pu être toi.

 

—  Je sais...

 

— D'ailleurs, il n'y a pas que moi qui suis inquiète pour toi, Dim' m'a appelée il y a une heure, commence-t-elle.

 

Comment ça, il a appelé Jess ? Je suis estomaquée. Il fait le mort depuis notre rupture, pas un message, ni un appel, mais Monsieur se permet de contacter MON amie. Il n'est pas culotté, lui ! Je pose mon verre sur la table et saisi mon téléphone. Il va avoir de mes nouvelles, ce rigolo, l'ouragan Amé va lui tomber dessus, il ne va rien comprendre. Je n'ai pas le temps de le chercher dans mes contacts que Jess m'arrache le portable des mains.

 

— Oh, calme-toi et écoute-moi jusqu'à la fin, rit-elle. Il a appris pour le drame et, apparemment, il était même au courant de ton passage éclair au poste de police. Il m'a demandé de tes nouvelles, il s'inquiétait pour toi, Amé.

 

—  Et il t'appelle toi pour savoir comment MOI je vais ? Il est trop con pour composer mon numéro ? m'énervé-je, vexée.

 

—  Il n'osait pas, mais il m'a dit qu'il te contactera sûrement dans la semaine.

 

— Quelle couille molle celui-là ! Et bien, il ferait mieux de s'abstenir, je ne décrocherais pas, déclaré-je. Ecoute, je ne veux plus parler de cette histoire pour le moment, ni de ce naze, d'accord ? Je veux passer un weekend loin de tout ça, ne pas y penser, car je sais que lundi tout le monde en parlera. Et on me posera mille et une questions, car c'est moi qui ai découvert le corps...

 

— D'accord, sourit-elle.

 

Sur ces mots, elle s'approche pour me prendre dans ses bras et me faire un câlin. Elle a toujours été d'un grand réconfort pour moi, une vraie amie, voire plus que ça, une sœur. Celle que je n'ai jamais eu. Afin de m'occuper au mieux l'esprit, nous avons décidé d'entamer un marathon Harry Potter. Je ne compte plus le nombre de fois où je les ai vus, tellement je les adore. Anne reviens en fin d'après-midi et se joint à nous. Dra rentre une demi-heure plus tard, il salue rapidement Jess d'un signe de la tête et monte à l'étage. Sous doute va-t-il s'enfermer dans sa chambre ou son bureau. 

 

Il est vingt-et-une heures, lorsque ma meilleure amie nous quitte pour rentrer chez elle. Elle remercie Anne pour le repas et me serre dans ses bras avant de disparaître en refermant la porte derrière elle. Je me dirige vers les escaliers pour regagner mon lit douillet. Je n'ai qu'une envie à cet instant, m'allonger sur le matelas et lire tranquille mon dernier livre acheté. A peine ai-je attrapé mon bouquin, que la porte de ma chambre s'ouvre doucement. Dracula apparaît sur le pas et me fixe quelques secondes. Je crois qu'il est en train de me jauger, afin de savoir si je vais vouloir parler avec lui ou non. La réponse est oui, nous devons discuter des derniers éventements. Il pénètre dans la pièce et referme la porte derrière lui. Les battements de mon cœur accélèrent et une boule de stresse comment à se nicher au creux de mon ventre, mais je vais enfin avoir des réponses à mes questions.

 

 

 

Il avance lentement et s'installe au bord du lit. Je me redresse et m'assois en tailleur, je suis prête à l'écouter. Il garde le silence pendant plusieurs minutes, ce qui me laisse un peu de temps pour l'observer discrètement de profil. Le regard rivé droit devant lui, il cherche sans doute ses mots. Il a quelque chose de différent par rapport aux autres jours. Il a l'air plus vulnérable. Son teint est très pâle, malgré ses séances d'uv. Je perçois même pour la première fois des cernes sous ses yeux. Il semble très fatigué. Qu'a-t-il fait aujourd'hui et cette nuit pour être à ce point épuisé ? Je me rapproche de lui et pose délicatement ma main sur son épaule. Il tourne doucement la tête et son regard accroche le mien. Ses iris marron me fixent. Tout son visage et son corps expriment la fatigue.

 

— Tu es blanc comme un linge, affirmé-je, inquiète.

 

Il esquisse un faible sourire.

 

— Je n'ai pas dormi la nuit dernière, et j'avais beaucoup de choses à faire aujourd'hui. Ça ira mieux demain, me rassure-t-il.

 

— Tu veux que je te chante une berceuse ? taquiné-je.

 

Pour toute réponse, il me fait une pichenette sur le front. Parfois, ce genre d'affection enfantin m'agace, je ne suis plus une gamine au cas où il ne l'aurait pas remarqué. Puis, son sourire s'efface pour reprendre un visage plus fermé et sérieux. J'attends encore quelques minutes qu'il prenne la parole, en vain. Alors devant son silence, je me lance.

 

— Pourquoi m'as-tu embrassée ? demandé-je de but en blanc.

 

Les battements de mon cœur s'accélèrent, j'attends avec appréhension sa réponse. Va-t-il encore me sortir l'excuse de l'alcool ? S'il ose encore me prendre pour une idiote, je le pousserai gentiment, mais fermement vers la porte de sortie. Il reste muet quelques secondes avant de répondre.

 

— Parce que j'en avais envie, dit-il simplement.

 

Même si c'est la réponse que j'espérais, je ne pensais pas que ces mots sortiraient de sa bouche. J'ai envie de crier "yes" en serrant le poing en signe de victoire, mais je m'abstiens. J'ai besoin qu'il confirme, pour être sûre d'avoir bien entendu et de ne pas avoir halluciné.

 

— Ce n'était pas à cause de l'alcool comme tu m'as si gentiment dit hier soir ?

 

— Non, c'était un mensonge. affirme-t-il avec un léger sourire.

 

Je n'en reviens pas, je n'arrive pas à croire à ses mots. Il l'a fait parce qu'il en avait envie. Il avait envie de m'embrasser, moi, Amé. Une gamine de vingt ans, sans grande expérience auprès de la gente masculine. J'ai envie de me lever pour prendre mon téléphone et appeler Jess. Lui raconter, ou plutôt lui crier dans le portable : "Dra a posé ses magnifiques lèvres sur les miennes et il l'a fait parce qu'il en avait envie ! " Mais je me retiens. Adulte, soit adulte, Amé. Chaque chose en son temp. Je dois également régler un autre problème. Je prends une inspiration et pose une question qui me hante depuis quelques jours. 

 

— Qui est Lise ? demandé-je précipitamment.

 

Dra ne dit rien, il semble surpris et prit au dépourvu par ma question. Je sais qu'il va probablement me mentir en me racontant un bon bobard digne de ce nom, ou alors, éviter de répondre en changeant subtilement de sujet. J'ai appris au fil des années qu'il était passé Maître dans l'art de la diversion. Il n'a toujours pas pris la parole et semble se livrer un combat intérieur : vérité ou mensonge. Je suis vexée et déçue qu'il ne soit pas honnête et transparent avec moi. Je fronce les sourcils et le regarde droit dans les yeux.

 

— C'est ta femme, c'est ça ? déclaré-je.

 

— Ma femme ?  s'étrangle-t-il. 

 

Un éclat de rire résonne dans la pièce. Je le dévisage, incrédule. C'est l'une des rares fois que je vois Dra rigoler ainsi. Depuis ma naissance, il a souvent été sur la retenue, s'empêchant de profiter pleinement de la vie. Pour je ne sais quelle raison, j'ai l'impression qu'il se refusait le bonheur. Je ne sais pas pourquoi, mais je suis persuadée qu'il pense qu'il n'a pas le droit de vivre et d'être heureux. Quelques secondes plus tard, il reprend son sérieux et la parole.

 

— Ça fait une éternité que je n'ai pas entendu ce prénom, c'est presque étrange de l'entendre prononcer à voix haute. Lise était ma sœur, une adorable petite chipie, sourit-il.

 

Son regard est chaleureux et sa voix laisse transparaître la nostalgie qu'il ressent. Je sais qu'il ne ment pas. Je n'ai jamais envisagé, ne serait-ce un seul instant, que Dra ait une frangine. Après tout, pourquoi pas, je ne sais rien de sa famille, il n'en parle jamais. Par contre, la conjugaison du verbe "être" au passé attire mon attention.

 

— Était ? Elle est...

 

— Décédée, oui. Il y a longtemps maintenant, m'informe-t-il. Elle était adorable et très attentionnée avec tout le monde. Elle avait vraiment le cœur sur la main. C'est la première fois que je parle d'elle à quelqu'un, même Anne n'est pas au courant de son existence.

 

J'aperçois de la tristesse dans son regard et dans sa voix. Sa sœur lui manque, c'est évident. J'ai envie de lui faire un câlin pour le consoler, mais je m'abstiens. Je me contente de poser délicatement ma main sur la sienne. Je me sens privilégiée que Dra se confie à moi et je ressens une pointe de fierté.. Lui qui d'habitude est fermé comme une huître et ne partageant jamais ses souvenirs, ni ses sentiments.

 

— Parle-moi d'elle, demandé-je doucement. 

 

— Vous vous seriez tout de suite adorées toutes les deux, j'en suis persuadé. Lise avait deux ans de moins, mais on était toujours fourrés ensemble et très proches. Elle était timide, alors elle se faisait souvent embêter à l'école. C'est là que j'intervenait, je bottais le cul à ces trous du cul, fille ou garçon. J'étais son chevalier, comme elle aimait dire. Elle te ressemblait un peu, avec ses longs cheveux châtains.

 

— Elle repose ici ?

 

— Oui, au cimetière du village. Je vais parfois me recueillir sur le caveau familial. 

 

— Allons-y ! m'exclamé-je en bondissant hors du lit.

 

— Maintenant ? demande Dra, perplexe. Il est passé dix heures, Amé !

 

J'esquisse un sourire. Il pourrait être minuit, que cela ne changerait rien. Je veux aller saluer sa sœur, maintenant !

 

— Amé, ce n'est pas une bonne idée. C'est adorable de ta part, mais ce n'est vraiment pas la peine.

 

—Je veux y aller ! ronchonné-je. 

 

Je suis à deux doigts de taper du pied.

 

— Amé...

 

— Ok, Allons-y demain alors !

 

— Demain ? 

 

— Oui, comme ça il fera jour et ça sera plus facile.

 

Il pousse un long soupir et se passe la main dans les cheveux.

 

— Ok, allons-y ce soir. De toute façon, tu ne lâcheras pas le morceau, je le sais. Mais on reste pas longtemps, prévient-il.

 

J'esquisse un sourire et je bondis du lit pour me diriger vers mon armoire et attraper mon manteau le plus chaud et mes bottes fourrées. A cette heure-ci et à cette saison, on se pèle le jonc ! J'enfile une paire de gants et une écharpe en plus. Une fois bien emmitouflée, j'annonce à Dra que je suis prête.

 

— Allons-y, le bibendum Michelin, taquine-t-il en se dirigeant vers la porte de chambre.

 

Oh, ce n'est pas très gentil ça ! Mais au moins, je n'aurais pas froid ! Je cours au salon chercher quelque chose, avant de rejoindre mon compagnon d’escapade nocturne devant la grande porte.

 

 

Le cimetière se situe à environ dix minutes à pied. Une fois devant l'entrée, Dra pousse l’immense porte en ferraille et pénètre dans le lieu sacré.  Nous avons de la chance, la pleine lune nous permet d'avancer sans lumière artificiel comme la lampe torche du téléphone. Je le suis en silence tandis qu'il arpente les lieux. Je suis obligée de presser le pas pour ne pas être à la traîne. Il tourne finalement dans une allée et longe la rangée de tombes. Il finit par s'arrêter devant un caveau famille en marbre. Le contraste avec les petites sépultures voisines est flagrant. On devine que les personnes qui ont été enterrées ici sont issues d'une famille aisée. Une inscription est gravée dans la pierre : Famille DE ROSNAY. En dessous, en plus petit, on peut lire le nom des membres décédés. J'y aperçois rapidement le prénom de Lise. 

 

Je jette un coup d’œil à Dra, il n'a pas prononcé un mot depuis notre arrivée. Il fixe la tombe, en silence. Je m'avance de quelques pas. La tête droite et le regard fixé sur les noms gravés sur la pierre.

 

— Bonjour Lise, bonjour Maman et Papa de Dracula. Vous ne me connaissez pas, mais je suis venue vous saluer en personne. Vous devez sans doute vous demandez qui je suis ? Je m'appelle Améthyste et je suis...

 

Je m'arrête quelques secondes. Je n'arrive pas à mettre la main sur le mot exact, car qui suis-je vraiment pour Dra ? Quelle est notre relation ? Aujourd'hui, c'est plutôt flou dans mon esprit. 

 

— Je suis la personne que votre fils a sauvée il y a vingt ans maintenant, poursuis-je. Sans lui, je ne sais pas où je serais aujourd'hui. J'aurais aimé vous rencontrer dans d'autres circonstances, en chair et en os. Et non, en os et poussières. D'après Dracula, toi et moi, nous nous serions bien entendues, Lise. J'aurais vraiment adoré faire ta connaissance. Votre fils a un sale caractère, dis-je en entendant la protestation de Dra derrière moi. Mais c'est quelqu'un de très gentil au fond. Ne vous inquiétez pas, je prendrais soin de votre enfant comme il a pris soin de moi. Il n'est pas tout seul, il est avec Anne et moi, on s'occupe bien de lui. Alors, reposez en paix, souris-je. 

 

Je me baisse pour déposer la fleur de Lys que j'ai subtilisée un peu plus tôt dans le bouquet au salon. Derrière moi, j'entends Dra murmurer un "merci" à peine audible. Je me retourne vers lui, le sourire aux lèvres ,et glisse doucement ma main dans la sienne. Ses doigts se resserrent autour des miens. 

 

 

 — Tu n'as pas envie de m'embrasser ? demandé-je d'une petite voix taquine.

 

Il me lance un sourire narquois et me pince le nez de sa main libre.

 

— Bien essayé, petite chipie ! Mais la réponse est non, s'amuse-t-il.

 

Son regard le trahit. Je sais qu'il a envie de m'embrasser, même si sa bouche affirme le contraire. C'est juste pour le plaisir de me contredire et de me taquiner. Pas grave, je t'aurais Dra. Nous rentrons vers le château, sous les rayons de la pleine lune. Nous faisons le trajet en silence. Je ne sais pas s'il en a conscience ou non, mais ma main est toujours au chaud dans la sienne.

 

 

 

Je me lève en pleine forme et excitée comme une puce. Non pas à cause du petit rapprochement entre moi et Dra, mais pour une tout autre raison. Nous sommes le vingt-cinq décembre, le jour de Noël ! Il se trouve que je suis une grande fan de cette fête depuis toute petite. Je dois avouer qu'il y a plus de dix ans, mes motivations et mon enthousiasme n'étaient pas tout à fait les mêmes. Avouons-le, quand on est enfant on attend avec impatience le jour J, pour enfin ouvrir nos cadeaux. Maintenant, les présents sont relégués au second plan, ça ne m'intéressent plus tellement. La magie de Noël, toutes ces décorations et ces illuminations m'émerveillent ! Il règne une ambiance festive malgré le froid de canard de ce mois de décembre. J'adore me promener le soir, dans les rues de la ville et admirer les maisons décorées. Nous avons évidement joué le jeu et les guirlandes ont envahies le château. Dra ronchonne toujours à se mettre à la tâche, mais ce n'est qu'une façade. En réalité, il adore Noël, même s'il ne l'avouera jamais. Il nous a ramené un magnifique sapin bien touffu de plus de deux mètres. Nous l'avons décoré tous ensemble. Certains ne jouent pas le jeu, ce que je trouve dommage. Ce que j'aime beaucoup également, c'est le repas, où l'on se réunit ensemble autour de la dinde. Certaines familles fêtent Noël le soir du réveillon, et d'autres, comme nous, le font le jour même. 

 

Il est dix heures du matin et tout le monde s'affaire en cuisine. Enfin, tout le monde sauf Dra, bien sûr. Avec Anne, nous sommes aux fourneaux depuis un bon moment déjà. Le seul homme du château est tranquillement attablé devant son ordinateur. "Il supervise", ce sont ses mots. Mouais... Il en fout pas une, oui ! Quel feignant ! Je me dirige vers lui, un économe à la main et un saladier de pomme de terre dans l'autre. Je les dépose devant lui. Il relève la tête et me dévisage d'un air perplexe. Il ne doit pas voir le rapport entre lui et le reste. J'esquisse un grand sourire et pose mes mains sur mes hanches.

 

 — Oh Dra, tu veux nous aider ? C'est trop gentil de ta part, m'exclamé-je.

 

— Euh non, non. Vous vous en sortez très bien toutes les deux, réplique-t-il en poussant le récipient un peu plus loin. De vrais cordons bleus !

 

J'attrape le saladier et le replace devant lui. Tu ne vas pas t'en sortir comme ça, mon coco. Tu vas mettre la main à la pâte aussi, parole d'Amé.

 

— Montre-nous tes talents, je sais qu'il n'y a rien que le grand Dra ne puisse faire, le provoqué-je.

 

Je lui lance un regard et hausse les sourcils en signe de défi. Je le connais, il va foncer droit dans mon piège. Ses yeux me lancent des éclairs avant d'attraper l'éplucheur à légume. Il saisit une pomme de terre et commence son travail. Il s'applique minutieusement à la tâche, malgré ses gestes maladroits. Il aura de la chance s'il ne s'épluche pas le doigt. Je retourne aider Anne qui est en train de préparer la farce pour la dinde. 

 

— Ça va, Amé ? Tu veux discuter de ce qui s'est passé au bal ? demande-t-il entre deux pommes de terre.

 

Non, je n'ai pas envie d'en parler. D'ailleurs, j'ai eu la surprise de recevoir un appel de Dim ce matin, le miracle de Noël ! Evidemment, je n'ai pas décroché. Il ne va quand même pas me pourrir l'un de mes jours préférés de l'année. Je veux profiter de mon week end et de cette occasion spéciale. 

 

— Je vais bien, Dra. Je n'ai pas envie d'en parler pour le moment.

 

Je croise le regard d'Anne, je sais qu'elle s'inquiète pour moi, comme tout le monde en ce moment. Depuis l'incident du bal, j'ai l'impression d'être en porcelaine. On me demande tout le temps si je vais bien, si je veux en parler, si j'ai besoin de quelque chose. Jess m'a envoyé une tonne de message ce matin et Julie n'a pas arrêté du week end. Ça me fait plaisir bien sûr, mais c'est légèrement énervant. Je ne suis pas en sucre, je ne vais pas perdre la tête et arrêter de vivre parce que je me suis trouvée au mauvais endroit, au mauvais moment. Oui, je suis tombée sur un cadavre, oui, ça aurait pu être moi à la place de cette fille. Mais c'est la vie. Me morfondre sur mon sort et vivre dans la peur et l'angoisse ne changeraient rien. Ça n'effacerait pas les images de l'étudiante baignant dans son propre sang. Quoique je fasse, elles resteront là, gravées dans un coin de ma mémoire. 

 

— Si jamais tu changes d'avis, je suis là.

 

— Merci, je réponds simplement.

 

Il est dix-neuf heures trente lorsque je descends dans le salon. Nous avons mis la table avec Anne, une heure plus tôt avant d'aller se préparer. J'ai voulu me faire jolie pour l'occasion et pour Dra bien sûr. Je porte une jolie robe noir en dentelle, avec des manches trois-quart, qui s'arrête au-dessus des genoux. Son décolleté en V laisse entrevoir la naissance de ma poitrine. Après réflexion, j'ai opté pour des escarpins de la même couleur avec un talon en argent de six centimètres. En ce qui concerne la coiffure, j'ai choisi quelque chose de plutôt simple, mais mignon : une longe tresse sur le côté, style bohème.

 

Anne arrive quelques secondes plus tard, elle s'est faite toute belle aussi pour ce grand soir. Elle porte une chemise nacrée avec une jupe longue noire. Elle me fixe un instant et balaye son regard sur moi, de la tête au pied. Un sourire s'étire sur son visage.

 

— Tu es magnifique, ma chérie, s'exclame-t-elle. 

 

— Merci, souris-je. Tu es très en beauté aussi, complimenté-je à mon tour.

 

On s'assoit sur le canapé en attendant l'homme du château, qui se laisse désirer. Ce sont les femmes qui se font attendre normalement, et non l’inverse. Je trépigne d'impatience. J'ai hâte de le voir, je suis sûre qu'il va être magnifique s'il nous ressort pas son habit de grand-père. Et je ne suis pas déçue. Après de longues minutes, notre Dracula pénètre à son tour dans le salon. Mes yeux sont hypnotisés, ils le dévorent du regard. Il porte un costume gris qu'il lui sied à merveille. J'ai toujours trouvé qu'il dégageait une aura particulière et un charisme intimidant. Jess serait là, elle me dirait "Amé, tu baves". Je rêverais de lui enlever sa veste et déboutonner sa chemise, pour glisser mes doigts sur sa peau. Je m'imagine caresser doucement et délicatement son torse que je devine musclé. Son regard rencontrerait le mien et je pourrais lire un profond désir.

 

— Amé ?

 

Je me racle la gorge pour reprendre mes esprits et chasser ses idées coquines. Je n'avais même pas entendu Dra parler jusqu'à ce qu'il m’interpelle, me ramenant sur terre. 

 

— Oui ? 

 

— Tu es sublime, me complimente-t-il.

 

Je rougis à ses mots, devenant aussi rouge qu'une tomate. Je sais qu'il remarque mon trouble car son petit sourire en coin en dit long. Je chuchote un merci à peine audible. Et voilà que j'ai perdu ma voix, on dirait une petite fille intimidée. Pourtant, j'ai vingt ans et non huit. 

 

— Allez vous asseoir. Je vais nous chercher le foie gras et les huîtres en entrée, annonce Anne.

 

Dra part s'installer à table et je le suis en silence. Je m'assois en face de lui et je défais la serviette avant de la poser sur mes genoux. Pour m'occuper et m'éviter de le dévorer des yeux, j'attrape la carafe d'eau. Je m'en sers un verre avant de remplir les autres. Je balaye rapidement la table du regard à la recherche de quelque chose à faire, en vain. Je sens qu'on m'observe, mais je me force à fixer un point imaginaire au milieu de la nappe. Je triture la serviette entre mes doigts. 

 

— Voilà, s'exclame Anne en déposant le plat d'huître et de foie gras.

 

Je suis soulagée par sa présence qui met fin à cette ambiance gênante et tendue. Elle nous sert et nous commençons à manger en silence. Aucun de nous ne prend la parole, ce qui commence à être légèrement pesant. Nous sommes le soir de Noël et l'ambiance est digne d'un enterrement. Personne ne prononce un mot jusqu'à l'arrivée du repas. 

 

— C'est délicieux, félicite Dra.

 

Anne esquisse un sourire et l'atmosphère se détend légèrement. Cette dernière nous raconte le livre qu'elle est en train de lire "La vie secrète des animaux" de Peter Wohleben Ressentent-ils de l'injustice, de la compassion ou d'autres sentiments tels que le regret ou la honte ? Peuvent-ils comme nous, compter ou faire des projets ? Que signifie pour eux d'être apprivoisés ou domestiqués ? Et bien d'autres questions. Je suis fascinée par les réponses que nous apporte Anne. La cause animale m'a toujours tenue à cœur, chaque article de maltraitance que je peux voir sur les réseaux sociaux m'attriste profondément. Comment peut-on battre ou même abandonner ses êtres qui nous apportent tant d'amour au quotidien ? J'ai eu la chance d'avoir un chat quand j'étais petite. Après avoir fait des pieds et des mains à Dra, il a fini par craquer et m'en a acheté un. Je l'ai appelé Nougat. Malheureusement, il s'est fait écraser quatre ans plus tard. Ça m'a brisé le cœur, j'ai pleuré toutes les larmes de mon corps pendant une semaine. Ce petit être qui m'apportait tant d'amour et de tendresse n'était plus là, la vie me l'avait injustement enlevé. Il repose maintenant en paix dans le jardin depuis plus d'une dizaine d'années. Je n'ai pas eu le droit d'en n'avoir un autre par la suite, Dra et Anne refusaient de me revoir souffrir suite à la perte d'un animal. Au début, je leur en ai voulu, mais j'ai fini par comprendre leur choix. 

 

J'aide Anne à débarrasser les plats et les assiettes, puis j’amène la bûche de Noël au chocolat. On déguste le dessert dans la joie et la bonne humeur.

 

— Bon, c'est l'heure des cadeaux, sourit Anne.

 

Je me lève pour aller chercher deux paquets sous le sapin. Je dépose le premier, emballé dans un papier rouge un, devant Dra. Le deuxième, avec des bonshommes de neige et des Pères Noël, en face d'Anne. Cette dernière, le sourire aux lèvres, découvre rapidement son cadeau : une grande boite contenant : trois livres de couture et tricot, avec cinq pelotes de laine. Elle se lève pour venir m'embrasser et me faire un câlin. C'est au tour de Dracula d'ouvrir son présent. J'ai un peu honte, il n'y a rien d'original. Je n'avais aucune idée de ce qui pourrait lui faire plaisir, alors j'ai fait dans le basique. Il esquisse un petit sourire quand il découvre le contenu du paquet.

 

 — Des chaussettes et des caleçons, sourit-il. 

 

— Je n'avais pas d'idée cette année, soupiré-je. Je peux toujours aller te faire un magnifique dessin, si tu le souhaite, souris-je.

 

— C'est très bien Amé, me rassure-t-il. 

 

— Votre cadeau est dans le frigo, je suis allée vous chercher du jus de tomate frais hier matin, annonce joyeusement Anne. 

 

Dra la remercie gentiment. Du jus de tomate ? Je m'inquiétais de mon cadeau ringard, mais visiblement, je ne suis pas la seule à ne pas avoir eu d'idée pour ce Noël. Néanmoins, je suis légèrement vexée, il a l'air beaucoup plus emballé par sa boisson de petit vieux que par les sous-vêtements que je lui ai offerts. Je sais qu'il adore ça, mais à ce point... J'ai presque envie d'aller lui en siroter une, pour l’embêter. 

 

— Tiens, Amé.

 

Anne me sort de mes pensées. J'attrape la petite boite qu'elle me tend et l'ouvre. Je suis surprise par l'objet qui s'y trouve. Je relève la tête et dévisage la femme devant moi, les larmes aux yeux.

 

— Mais Anne, c'est...m’interrompé-je émue.

 

— Ma bague, sourit-elle.

 

— Mais c'est un bijou de famille. Tu l'as reçue de ta mère à tes dix-huit ans, qui l'a elle-même reçu de sa mère. Je ne peux pas accepter...

 

— Elle est maintenant à toi. Je veux que tu l'ai, tu es ma fille, ne l'oublie jamais.

 

Je suis touchée et émue par son cadeau, rien n'aurait pu me faire plus plaisir. J'esquisse un sourire et attrape délicatement la bague. Je la mets au majeur de la main droite après avoir essayé plusieurs doigts auparavant. J'admire pendant quelques instants la magnifique bague en or avec un diamant incrusté. Quelques secondes plus tard, une fois un peu remise de mes émotions, je me lève pour la remercier et lui faire un câlin.

 

Je retourne à ma place. Dra écarte sa veste de costume d'une main et glisse l'autre à l'intérieur. Il sort une enveloppe blanche de sa poche, qu'il me tend. Je le regarde perplexe. C'est mon cadeau ? Hésitante, je la saisis et l'observe. Sur le recto, il y a juste un mot : "Amé" écrit à l'encre noire. Je la retourne et je commence à défaire le sceau de la famille DE ROSNAY quand la main de Dra m'arrête. 

 

— Pas maintenant, m'informe-t-il. Tu l'ouvriras ce soir, avant d'aller au lit.

 

Je dois attendre avant de savoir le contenu de l'enveloppe ? C'est une blague ? Il sait pourtant que la patience et moi, ça fait deux. Maintenant qu'il m'a interdit d'y toucher, j'ai encore plus envie de savoir ce qu'il y a dedans ! 

 

Ce n'est que trois heures plus tard, lorsque je regagne enfin ma chambre que je peux enfin l'ouvrir. Assise en tailleur sur mon lit, j'extirpe le papier de l'enveloppe.

 

 

"Amé,

 

Je ne sais pas trop comment ça se passe à cette époque, sans doute par texto ou encore Facebook, mais comme tu l'auras remarqué, je suis de la vieille école. Je suis peut-être vieux jeu, mais je préfère prendre ma plume pour t'écrire cette lettre. Tu dois trouver bizarre que je t'offre une enveloppe pour Noël, mais je t'assure que ton cadeau est dans ces lignes. 

 

Je vais te parler de ce fameux jour, où tout a commencé, ce 17 mai 19XX. Tu n'imagines pas la surprise que j'ai eu en trouvant un bébé devant ma porte. Ma première pensée a été "Mais quels débiles ont eu l'idée débile d'abandonner leur enfant sur le perron ? Oui, ça fait beaucoup de débiles hein, mais je le pense sincèrement. Pour être honnête, je t'ai gardée auprès de nous pour deux raisons :

 

La première est un peu compliquée à expliquer, c'est difficile de mettre des mots dessus. Tu te souviens de Twilight, ce navet rempli de stéréotypes sur les vampires ? Tu avais été voir le premier avec trou du cul. Je dois avouer, que par simple curiosité, j'ai regardé les autres films. Et bien, en résumé, je dirais que je suis Jacob et toi, Renesmée. Tu m'as imprégné, dès l'instant où j'ai croisé ton magnifique regard émeraude. Dans mon langage, j’appellerais ça des Âmes sœurs. Tu te souviens de la question que tu m'as posée, un soir, près de la fontaine ? "Qui es-tu ?" Je ne peux pas encore te répondre, Amé, mais bientôt, je t'avouerai toute la vérité.

 

 

La deuxième, c'est Anne. Comme tu le sais, elle ne peut pas avoir d'enfant. La vie l'a privée du rêve d'être mère. C'est une femme gentille, douce et toujours à l'écoute des autres. Elle ne méritait pas qu'on lui refuse le bonheur. Cela faisait trente ans qu'elle me servait, elle méritait bien un peu de compagnie autre que l'homme aigri que je suis. Alors, quand je t'ai vue, dans ta petite couverture rose, j'ai décidé de te recueillir. Quand je t'ai présentée, elle était folle de joie. Elle t'aime comme sa fille, comme si tu étais de sa propre chair. Mais il faut que tu saches qu'elle a vécu dans la peur pendant de nombreuses années. Elle était effrayée à l'idée que tes parents biologiques réapparaissent dans ta vie et te réclament. Qu'ils t'enlèvent à elle alors qu'elle t'avait élevée et chérie avec tout l'amour possible et inimaginable. Tu n'as sans doute jamais fait attention, mais ses épaules se crispaient à chaque fois qu'on sonnait à la porte. Puis, le soulagement, quand elle comprenait que ce n'était pas eux.

 

Je sais qu'enfant tu as beaucoup souffert de l'abandon de tes géniteurs et je sais aussi, que c'est encore le cas aujourd'hui. Tu m'as demandé auparavant, si je savais, ou si j'avais pu retrouver leurs traces. Je t'ai répondu que je n'étais au courant de rien, mais c'était un mensonge. J'ai engagé un détective privé et il m'a remis un rapport sur tes parents. C'est comme ça que j'ai su leur nom, leur métier et leur adresse. Tu dois te demander pourquoi je ne t'ai rien dit et que je t'ai menti. Par égoïsme. J'ai eu peur de te perdre si tu prenais contact avec eux, mais j'ai aussi pensé au chagrin qu'éprouverait Anne. Je savais aussi que les voir te blesserait. Il y a une autre vérité à leur sujet que tu ne connais pas encore et, à l'époque, tu n'aurais pas pu gérer. Découvrir son existence t'aurait brisée, mais aujourd'hui, je pense que tu peux le surmonter. Alors, voici mon cadeau de Noël, Amé :

 

Mr et Mme Blanchard

234 Allée des Sapins

37420 Huismes 

 

 

Ils habitent dans le village voisin. Si tu souhaites avoir une présence à tes côtés lors de votre rencontre, je serai ravi de t'accompagner. Je te laisse faire ce que tu veux de ces informations, je respecterais ton choix quel qu'il soit. Encore Joyeux Nöel ma douce Améthyste.

 

 

Dracula."

 

 

 

 

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